Histoire de Stéphen, peintre forain.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Stéphen pose le pinceau à la main devant la fresque des cygnes.

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In memoriam,

Dans la série,"Il n'y a pas que le street art dans la vie", j'ai envie de vous raconter une histoire triste et vraie.

 Elle commence comme souvent par la promenade matutinale de mon molosse, Darling, caniche toy de son état, 3 kg 400,  toute mouillée. Enlevons 150 g pour le harnais orné de cristaux Swarovski et la laisse rose et vous aurez une idée du cerbère. Vu l'insécurité croissante dans mon quartier, je ne sors jamais sans mon caniche. On n’est jamais trop prudent ! Bref, nous sommes au mois de juin à Paris. Curieusement, il fait chaud et l'air est respirable. Flanqué de mon chien, je pénètre dans le parc de La Villette et commence l'ascension par la face nord-ouest. Arrivé au niveau des manèges, je vois une dame en short qui, avec des pochoirs, dessine des lignes sur le stand de "La pêche aux canards". Qui dit pochoir dit "street art" et me voilà tout émoustillé par la situation. Voulant montrer à cette dame l'étendue de ma culture streetartienne , je lui demande tout de go si elle s'apprête à faire un pochoir de style Art Nouveau sur la cabane brute de décoffrage, laissée en blanc. Elle me dit que ce qu'elle tient à la main n'est pas un pochoir mais un gabarit pour dessiner une ornementation vaguement inspirée des stations de métro d'Hector Guimard. Je suis contraint de reconnaître les limites de ma culture et, généreux dans l'échec, j'engage une conversation roulant sur l'art forain. Pendant plus de deux semaines, chaque promenade de chien a été interrompue par un moment de dialogue. Elle m'apprend qu'elle s'appelle Stéphen (à aucun moment il n'a été nécessaire d'employer son patronyme, aussi j'ignore encore aujourd'hui son nom). Elle résume pour moi sa vie. Etudiante aux Beaux-Arts de Paris, un copain lui propose de décorer un manège. Elle a alors 22 ans.  Depuis 40 ans, elle décore toutes sortes de manège. Avec son camion-atelier-mobil-home, elle va où sont les manèges, c'est-à-dire, un peu partout en France et en Belgique. Nous parlons de Courtois. Courtois, pour ceux qui m'ignoreraient encore,  est celui qui a décoré presque tous les gros manèges avec une technique particulière, l'aérographe. Elle me dit que l'entreprise était florissante, il y a une vingtaine d'années. Elle employait 7 personnes, 5 ouvriers, le père Courtois et le fils. Les forains ont été décimés par les réglementations tatillonnes, les taxes et la déclaration à l'URSSAF des employés. Quand je dis "décimée", divisée par 10, je suis loin du compte. Il faudrait  plutôt dire que le monde forain n'existe que comme butte-témoin d'une culture qui disparaît. Et avec les forains, disparaissent les manèges et les arts forains. En 2015, l'entreprise Courtois n'a plus qu'un seul salarié, le fils qui se verse un salaire. Stéphen est la dernière peintre décoratrice de manèges. Il faut dire que son travail est atypique : elle peint avec des brosses et des pinceaux avec de la peinture acrylique. Son procédé depuis 40 ans n'a pas changé : une couche d’apprêt, une couche d'acrylique et trois couches de vernis à parquet. Elle est payée (mal) au mètre carré (80 euros). Elle ne se plaint pas : elle a toujours travaillé et a trouvé chez les gens du voyage "des gens merveilleux". Elle vit seule dans un pavillon de banlieue qu'elle habite entre deux chantiers. Dans le métier, tout le monde connait Stéphen comme le loup blanc. Par relation, Stéphen a été sollicitée par David pour décorer La pêche aux canards et Le palais de la gourmandise. David est un Manouche sédentarisé qui comme tous les  Manouches est très attaché aux traditions. Pour se faire plaisir, refusant de céder aux sirènes du profit (des entreprises piquent des dessins sur Internet et les impriment sur un film plastique autocollant, c'est moche mais c'est pas cher), il a décidé de faire faire la décoration par Stéphen. C'est sa fierté à lui, son luxe et le symbole de sa réussite sociale. Un beau manège, ça vous pose un homme ! Les bandeaux vite faits, mal faits, ils comptent les faire refaire par Stéphen en septembre, après la saison. Stéphen lui a fait un beau projet : comme il y a des touristes, il faut des vues de Paris bateaux et une représentation de la marchandise (pour les canards, ce sera des cygnes, c'est quand même plus chic,  et pour la gourmandise, il faut des glaces, des crêpes, des gaufres, des churros...) Ces contraintes intégrées, elle a fait un petit croquis en couleurs et à la main. Dans ce milieu-là, on travaille à la confiance. Elles pompent ses modèles dans des livres pour enfants. Elle ajoute des décors Guimard, bien parisiens,  et c'est parti pour un mois de travail.

Stéphen et moi, nous avons sympathisé et décidé que je photographierai à la rentrée les étapes d'un gros chantier. Pendant que j'y suis, je prends des clichés de l'artiste devant son œuvre. Sachant qu'à mon retour, elle aura terminé, je m'engage à lui faire parvenir mes photos.

Ainsi, fut fait. Je rentre donc un dimanche de septembre et le lundi matin, je promène Cerbère. David est à son poste, au bar, juste en face. J'ai fait des beaux tirages en A4 ; je suis fier de mon travail et un peu intimidé de le montrer. David me salue et me dis : "Vous êtes, au courant, Stéphen, elle est morte." Ben non, j'étais pas au courant. Il m'apprend alors les circonstances de sa mort. Dans son pavillon, seule, une amie du voisinage est venue la voir au mois d'août et l'a trouvé morte. Le médecin a dit qu'elle avait eu une rupture d'anévrisme. Personne pour l'aider...

Stéphen était la dernière à pratiquer cet art.

Alors, badauds, mes frères et soeurs, quand vous passerez en promenant vos canidés féroces devant "La pêche aux canards" et "Le palais de la gourmandise" dans le parc de La Villette à Paris ayez une pensée pour Stéphen, artiste-peintre. Les deux stands sont les derniers de leur espèce et témoignent d'un art et d'une époque. Ainsi va la vie...et la mort.

Aux canards qu'elle jugeait trop "ordinaires", elle a préféré les majestueux cygnes blancs.

La confiserie est décorée de scènes "parisiennes", pour attirer les touristes nombreux à traverser le parc de La Villette.Ici, le pont Alexandre III et le Grand Palais.

Notre-Dame de Paris, le symbole de la Ville-Lumière.

Le Moulin-Rouge, une figure du Paris de la Belle Epoque.

Il fallut un mois pour décorer "La pêche aux canards" et "Le palais de la gourmandise".

Détail d'un panneau de la pêche aux canards.

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Les modèles copiés sur les illustrations des livres destinés aux enfants sont adaptés et leur chromatisme mis en harmonie avec les autres éléments du décor.

Détail de la pêche aux canards. Poule d'eau et fleur de nénuphar.

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