Kraken : Le carnaval des ridicules.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Lecture 11 min.

« Les envahisseurs, des êtres étranges venus d’une autre planète. Leur destination : la Terre. Leur but : s'y établir et en faire leur univers. David Vincent les a vus. Pour lui, cela a commencé pendant une triste nuit, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva. »

Lecteur, je te dois la vérité. Non seulement des êtres étranges, des Invaders ont envahi notre planète mais des monstres aux longs tentacules ont envahi les murs de ma ville. Depuis 2009 en effet, des krakens géants sont peints par Kraken, leur géniteur et maître, sur les sommets de nos murs. Ce sont d’étranges créatures qui peuplaient les légendes scandinaves. Les marins craignaient que leurs esquifs soient attirés vers les abysses pour les noyer dans les profondeurs obscures. Créatures ressuscitées par Kraken. Pas M. Kraken…Kraken. C’est le blaze qu’a choisi cet artiste qui signe son passage en peignant en noir de troublantes et belles pieuvres, représentations du kraken des légendes.

Assez bizarrement le blaze et l’identité visuelle de notre artiste sont le fruit des circonstances. Dans un entretien Kraken revient sur sa rencontre avec le monstre : « L’idée m’est venue un peu par hasard ; l’effet abstrait des longs tentacules me plaisait. Et puis c’est l’animal de la Mafia. J’aime bien les peindre au-dessus des banques ou des bijoutiers, comme un clin d’œil ! »

Notre homme qui se cache derrière un pseudo est taquin. Le symbole de la mafia surplombant les agences bancaires, les caisses d’épargne, les officines qui font commerce de l’argent, est davantage comme il le dit un « clin d’œil » qu’une critique virulente du capitalisme financier. La métaphore est, il est vrai, ancienne et a déjà beaucoup servi. On se souvient des affiches représentant l’expansion du bolchévisme, du pangermanisme, de la franc-maçonnerie, du complot judéo maçonnique etc. Bref, les tentacules qui lentement s’étendent figurent un développement progressif, lent mais inéluctable.

Ajoutons que tous les krakens ne sont pas peints de manière systématique au-dessus des symboles du veau d’or. Ils le sont sur de beaux murs et la forme du kraken s’adapte à la surface. La plasticité de la pieuvre est en cela un précieux atout graphique. Elle n’a pas comme nos communs mammifères la tête en haut et les pattes en bas ; elle peut avoir la tête en haut certes mais les tentacules où l’on veut, ou bien horizontaux, ou cul par-dessus tête. J’ai souvenir de la lecture d’un article scientifique fort sérieux qui démontrait que la pieuvre, le poulpe comme on voudra, n’a pas de forme ; il peut prendre la forme de tous les contenants puisque son corps, qui n’a pas d’os, est mou. Avouons que cela est bien pratique pour un artiste qui doit faire avec la nature souvent ingrate du support et les contraintes de la surface. Quelle que soit la posture représentée du kraken, le regardeur reconnaitra à coup sûr le kraken. De plus, l’artiste signe l’œuvre de son blaze, en lettres majuscules.

Suivre le kraken sur les murs de Paris dans l’extrême diversité de ses représentations est un plaisir comparable à celui de la collection. Une collection particulière qui rassemble non pas des œuvres semblables mais des œuvres différentes, obéissant à la même contrainte : être formellement parente des autres Krakens tout en étant différente. Une pieuvre d’artiste.

Kraken, l’artiste, nous l’avons vu a été séduit par la représentation des tentacules. Elle permet, en effet, une infinité de possibilités. Un tentacule seul peut avoir une infinité de formes et les huit tentacules une infinité d’infinités. Variétés des formes et beauté des enchevêtrements, des superpositions ; à quoi on pourrait éventuellement ajouter la possibilité de changer de couleurs car on le sait la pieuvre, non seulement n’a pas de forme, mais n’a pas de couleurs puisqu’elle prend la couleur de son environnement pour se dissimuler. On voit là l’intérêt graphique du choix de cet animal pour un artiste.

Kraken, l’artiste, a fait le mur du square Karcher dans le 20ème arrondissement de Paris. Je vous ai déjà parlé de ce spot géré par l’association Art Azoï. Le mur a ceci de particulier qu’il est tout en longueur (il marque la limite du square Karcher avec la rue des Pyrénées) et il suit la pente de la rue. En amont de la rue, il mesure moins d’un mètre et plus de deux mètres en aval. La commande doit intégrer ces contraintes. Kraken nous y propose un « carnaval des ridicules ». A savoir, il a peint les objets qui sont pour lui, le comble du ridicule. Sur l’amont du mur, Kraken signe son œuvre d’un superbe kraken.

Pourquoi carnaval ? Parce que c’est un défilé. Sauf que c’est le contraire. C’est le badaud qui défile devant les œuvres qui se succèdent et non des chars qui passent devant une foule statique lançant des confettis multicolores. En fait, c’est un inventaire, une liste non exhaustive des choses que l’artiste trouve « ridicules ».

Notre homme est taquin et moqueur. S’il peint ce qu’il trouve « ridicule » c’est dans le but avoué de nous faire rire ou sourire. Le « regardeur » est libre de partager le point de vue de l’artiste ou pas. Il a même le droit d’avoir un avis différent !

Examinons les « ridicules » de Kraken : un sac poubelle empli de canettes vides, un caniche avec un nœud dans les « cheveux », une canette de bière représentée comme un cocktail superclasse, un chihuahua, un perche à selfie, Tik Tok, une boite de Canigou, un véhicule à deux roues de la police, des fleurs dans un vase, une boite de Mac Do jetée sur un trottoir et dont les frites sont picorées par des pigeons, un yorkshire avec un nœud dans les « cheveux », une tente, une bombe anti-agression, un fauteuil roulant, une coupe récompensant le vainqueur d’une épreuve sportive, le matériel médical utilisé pour effectuer une chimiothérapie, un caddie, les armes des policiers (pistolet, matraque, menottes) associés à des bouteilles de vin rouge (du gros qui tache !), le matériel roulant du balayeur parisien.

Cette liste à la Prévert dresse-t-elle en négatif un portrait de l’artiste ?

En partie seulement. Kraken semble avoir une dent contre les policiers. C’est peu de le dire. Il est, semble-t-il, mort de rire quand il voit les flics armés de pied en cap patrouiller sur un étrange véhicule à deux roues. Il est possible voire quasi certain que les bouteilles de Bordeaux fassent partie du tableau de la police.

Dans le domaine du ridicule, il classe les petits chiens de « manchon », enrubannés par leurs mémères. Aux caniches de luxe et autres Yorkshires déguisés, il ajoute souvent sur des fresques et des toiles des dames vieilles, grosses, attifées comme des ados. Vieilles dames à la graisse débordant des fringues bien collantes dessinant à merveille les formes d’un corps qui se doit de provoquer le désir et attirer le mâle concupiscent.

Drôles également les midinettes et consorts qui utilisent la perche à selfie pour immortaliser des moments bien ordinaires, histoire de montrer aux followers and friends qu’on y était et qu’on était vachement heureux d’y être. Nanas et mecs se prenant en photo, se filmant et postant les précieuses images de bonheur sur Tik Tok ou Instagram ou Facebook.

Marrantes aussi les mémés faisant leurs courses invariablement suivies d’un caddie, un vrai couple, une fusion homme-machine.

Moins drôles, les tentes données par les associations pour protéger les sans-abris, les migrants, les SDF, les pauvres, des rigueurs du climat. Un autre couple moderne, migrant-tente comme l’escargot et sa coquille mais en infiniment plus triste. Aussi triste que le couple balayeur-balai (pardon ! agent d’entretien, technicien de surface) et le balai qu’on portait jadis aujourd’hui monté sur roulettes. Le balai-à-roulettes, symbole de la libération par la technique de l’homo faber ! La technologie au service du prolétariat des villes !

Des fleurs coupées qui meurent dans un vase. Triste à pleurer !

Enervants ceux qui jettent leurs ordures dans la rue alors qu’il y a des poubelles un peu partout. Ceux qui après avoir éclusé leur bière bon marché et leur junk food, balancent les emballages n’importe où pour montrer aux potes qu’on n’a pas peur de défier l’ordre bourgeois et qu’on est un rebelle, un dur, un mâle qui en a.

Ajoutons pour faire bon poids la coupe qu’on remets solennellement, en grande pompe, au gagnant. Symbole dérisoire d’une société fondée sur la compétition.

Et puis, dans cet inventaire incomplet, il y a ce qu’on redoute, ce qui fout les jetons. Le fauteuil roulant, la chimio, le déclassement, la pauvreté.

Kraken nous donne à voir ses rires, ses sourires, ses craintes, ses peurs. Nous partageons avec lui les ridicules qu’il dénonce. Avec lui, nous sourions de ce qui nous effraie, la maladie, la dépendance et aussi la vieillesse et son naufrage. La petite vie, dans un petit appart HLM, une retraite pour survivre, une existence rythmée par le marché le jeudi et le dimanche, les commissions au supermarché avec le caddie qu’on aura bien du mal à trainer, le petit bonheur d’un bouquet de fleurs acheté au marché qu’on mettra dans le vase que l’oncle du mari décédé a offert pour le mariage, un beau vase en imitation cristal posé sur la toile cirée de la salle à manger où plus personne ne mange.

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Dis-moi ce qui te fait rire, je te dirai qui tu es. Le « carnaval » est un portrait en creux d’un jeune artiste. Nous y devinons autant que nous voyons le tableau délicat et sensible d’un homme dans son siècle. Kraken nous ouvre l’intimité de ses émotions, de ses « ressentis » diraient ceux qui savent. Certains verront ce carnaval comme un témoignage ayant un intérêt sociologique. D’autres, dont moi, une reprise de thèmes déjà abordés : une version revue et complétée en quelque sorte d’un artiste qui a l’extrême élégance d’attirer notre attention sur la comédie humaine dans laquelle nous sommes tous à la fois les acteurs et les spectateurs. Bien sûr, son carnaval est politique car tout est politique. Son carnaval n’est pas le procès d’un système économique et politique. D’autres l’ont fait avant lui. Il n’a pas la robe noire du procureur. Son carnaval, c’est pour rire ! C’est comme une bande-dessinée (pardon ! un roman graphique !) mais sans les cases ! Une galéjade !

Mais il n’est pas interdit de réfléchir.

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