Les yeux dans les yeux.

Street/Art

Par | Penseur libre |
le

JR, photographie, Paris.

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Lecture 7 min.

Les yeux et le regard ont toujours exercé sur moi une étrange fascination. Fascination, car je me surprenais à capter le regard d’un être de peinture ou le reflet photographique d’un autre inconnu. Étrange sensation d’être vu par les personnages ainsi portraiturés.

Les portraits des street artistes avaient sur moi le même effet ; celui d’entrer en correspondance avec le personnage et d’être observé par lui. Les yeux peints étaient des regards et mon observation, des regards échangés.

Je comprenais que les portraits dans la rue ne sont pas différents par nature des portraits peints dans l’intimité de l’atelier. Seuls les supports changent. Quant aux « outils » du peintre, ils sont très divers : la bombe aérosol bien sûr, mais aussi les brosses et les pinceaux pour les détails.

Pendant de longues années, je me gardais bien d’aller plus avant dans l’analyse. Cette drôle de correspondance entre deux regards était fugace. Pas question alors de briser le charme par l’exercice de l’analyse.

Jusqu’au moment où j’ai vu sur les murs uniquement des yeux peints. Un regard sans visage. Des yeux, au sens propre, « désincarnés ». Un peu comme la tête du chat du Cheshire d’Alice au pays des Merveilles flottant dans l’espace. Des yeux décontextualisés, sujets en soi de l’œuvre. C’est ce passage à la limite qui m’a invité à y voir plus clair (sic).

J’avais auparavant noté que tous les portraits de la peinture classique donnaient une relative importance au regard. Rares sont les portraits, en effet, et il est aisé d’en comprendre les raisons, qui ne représentaient pas les yeux. Les poses des modèles sont le plus souvent de trois quarts et les yeux sont dirigés vers le regardeur. Mais le soin apporté à la peinture des yeux n’est pas plus grand qu’à celui apporté aux attributs symboliques du modèle, aux plissés des vêtements, à l’exubérance des dentelles.

Par contre, dans la peinture classique et même plus tard, la représentation de plusieurs personnages figure une situation et, souvent, les regards entre les personnages et les postures participent du sens de l’œuvre. La photographie au 19e siècle, de ce point de vue, s’inscrit dans le prolongement du portrait posé.

Ma découverte des « portraits du Fayoum » a été un détonateur. Rappelons que ce sont des portraits funéraires peints sur du bois et insérés dans les bandelettes de la momie au niveau du visage. Ces visages peints, le plus souvent de face, représentent de manière réaliste le visage du défunt avant sa mort et, assurément, à un moment choisi de la vie du défunt. Il s’agissait pour les artistes de donner une image ressemblante et fidèle du défunt quoique avantageuse.

Dans ces portraits, les yeux jouent un rôle central. Tout d’abord parce que le peintre s’est évertué à rendre ses yeux « vivants » selon les techniques du trompe l’œil que j’ai abordées dans un billet récent. A bien y regarder, la sensation que le mort est encore vivant tient essentiellement à la peinture des yeux. Une mise en abîme recherchée : les vivants regardent l’être aimé au sommet de sa beauté et, le mort, grâce à l’expressivité de ses yeux, regarde une dernière fois ceux qu’il a aimés et qui lui survivent. Le regard « échangé » est le vecteur du dernier adieu.

Les peintres depuis belle lurette (peut-être même avant !) ont compris à la fois la difficulté et l’importance de la peinture des yeux. C’est un incontournable des études d’art. On apprend à dessiner les yeux, à les peindre, en variant les techniques : au crayon, au fusain, à l’encre de Chine, à la gouache, à l’aquarelle, à l’huile etc. L’objectif de la maîtrise est que ces yeux expriment un « regard », c’est-à-dire, non seulement une représentation réaliste des « organes » de la vision, mais que ces yeux « portent » des émotions. Plus précisément, l’ensemble des yeux et des sourcils, paupières, cils, peut traduire des émotions et des sentiments. Le regardeur « décode » en regardant les yeux peints ce que pense le personnage. Les signes sont minces, ténus, mais ils existent et tous les êtres humains quelle que soit leur culture décryptent ces signes dont la signification est inscrite au plus profond de la psyché.

On l’aura compris la représentation des yeux ne vaut que si elle permet de saisir « ce qu’il y a derrière », c’est-à-dire dans la pseudo conscience du personnage peint. Ajoutons que d’autres signes viennent s’ajouter à l’observation des yeux, la forme du visage en général, le « langage corporel » en particulier.

Alors pourquoi cette focalisation sur les yeux alors que le vocabulaire des émotions est traduit par un faisceau d’indices ?

Mon hypothèse est que les yeux restent, dans le visage, ce qu’il y a de plus mystérieux. Un organe dont le fonctionnement complexe échappe. Un organe dont la pupille change de forme en fonction de la lumière. L’iris dont la couleur étonne (rappelons que le mot iris signifie arc en ciel). Un organe qui semble transparent et qui l’est en partie. À ce titre, notons que pour représenter la courbure de la surface des yeux et la transparence de la cornée les peintres peignent l’image reflétée déformée. En représentant l’extérieur, on donne à voir l’intérieur mettant entre parenthèses ce qui est transparent. Ce sont d’autres yeux qui regardent les yeux peints en étant abusés par le bon faiseur. Somme toute, une illusion…d’optique !

À travers peintures et fresques de street art, la représentation du regard, esquisse une volonté de voir « à travers » les yeux de l’autre la vie et ce qui la marque. Une volonté d’entrer dans celui qui n’est pas moi. Les yeux peints ne sont ni des puits sans fond ni des « miroirs de l’âme », expression romantique, surannée et passablement fausse. Je connais des yeux qui mentent fort bien !

Pourquoi regardons-nous alors les yeux peints avec une telle intensité ? Les scientifiques diraient que nous sommes programmés dès la naissance pour ça. Notre esprit ne fait pas de différence entre de vrais yeux et des yeux représentés. Et erreur sur erreur, nous cherchons dans les yeux peints ce que nous cherchons dans les « vrais » yeux. Une conséquence de l’illusion ! Les artistes ont saisi intuitivement, grâce à une longue pratique et à l’observation des regardeurs, l’effet que la peinture des yeux exerçait sur ceux qui regardent les œuvres. Oserais-je dire (et soutenir) que la représentation des yeux est un trompe l’œil, un artifice pour rendre compte du regard ?

13 Bis, projet "I see you".

13 Bis.

13 Bis

Léonard de Vinci.

Raphaël.

Détail portrait du Fayoum.

Détail portrait du Fayoum.

Laetitia Cefali.

Détail, Laetitia Cefali

Manuel de peinture

Exercice de peinture.

Exercice de peinture.

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Exercice de peinture.

Ernesto Novo.

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