Levalet : « Concrete Jungle », l’expo.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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J’ai avec les artistes que j’aime, tous les artistes, les musiciens, les écrivains et les peintres, des histoires. Des histoires qui ont un début, des épisodes et parfois une fin. Ces histoires ont des temporalités différentes. Certaines courent sur plusieurs décennies, d’autres sont toute neuves et viennent à peine de commencer. Elles sont cadencées par des repères, des événements. Pour les streetartistes, ce sont des rencontres. Non pas des rencontres avec des personnes mais des rencontres avec les œuvres. La rencontre avec l’artiste est un événement qui doit être considéré comme un épisode de l’histoire, persuadé que l’artiste n’est pas le mieux placé pour donner la signification de son œuvre. L’artiste fait partie du processus de création, il est certes à l’origine du processus ce qui ne signifie pas qu’il le comprenne. Pour comprendre, l’extériorité est une condition essentielle. Pour mettre à distance, il faut être indépendant du processus de création lui-même. C’est la raison pour laquelle, il convient de donner à la rencontre avec l’artiste une place certes mais la considérer comme un objet. Un objet d’analyse qui s’insère dans la suite des autres objets d’analyse.

Il en va ainsi de mon histoire avec Charles Levalet. Ma première rencontre avec une de ses œuvres est une recherche du temps perdu. Je ne prétends pas qu’elle s’est déroulée comme je vais vous le raconter mais mon récit est le souvenir que j’ai conservé et que j’ai institué comme un objet d’étude.

C’était le jeudi 9 octobre 2014, par un matin d’automne, le ciel était plombé, une pauvre lumière baignait le quai du canal de l’Ourcq, je promenais mon chien. Je me rapprochais de la passerelle de la Petite ceinture et je découvris deux collages de Levalet qui allaient être le point de départ de notre histoire commune. La passerelle d’aujourd’hui fut un pont sur lequel roulèrent les trains de la Petite ceinture, un pont-passerelle qui relient les deux parties du XIXème arrondissement de Paris. Le pont a également facilité le franchissement du canal de nombreux fluides. Restent nombre de tuyaux et d’innombrables câbles dont on a aujourd’hui oublié les fonctions. D’un drôle de parallélépipède de ciment sort d’énormes tuyaux reliés à d’autres tuyaux qui se perdent dans le dédale du pont ruiné. Sur une face, Levalet a collé une « affiche » peinte à l’encre de Chine qui représente deux soutiers qui alimentent un four à charbon. Sur une autre face, est peint un ouvrier qui s’éponge le front harassé par son travail.

Ces deux affiches ont été ma rencontre avec l’œuvre de Levalet. D’autres épisodes se sont succédés ; la découverte fortuite de collages dans les rues de Paris, les expositions.

Revenons sur le premier temps de mon histoire. A la réflexion, je pense que la rencontre initiale avec une œuvre a des points communs avec la première rencontre amoureuse. Il y a du coup de foudre et de la séduction dans la découverte. Mais comment expliquer a posteriori l’importance qu’a revêtu pour moi la rencontre avec l’œuvre ? J’ai été séduit par l’intelligence de l’artiste qui non seulement a créé une saynète à partir de deux éléments différents mais qui a saisi la typicité du lieu et imaginé une scène qui en elle-même n’a aucun rapport avec le pont de la Petite ceinture. Un paysage vestige de la Révolution industrielle du XIXème siècle est devenu avec deux collages le théâtre d’une scène de la vie quotidienne des soutiers de Zola.

Autre élément de réflexion, cette rencontre a changé ma perception de la Ville. C’est ce moment qui m’a fait comprendre que la Ville pouvait pour les streetartistes être un formidable et inépuisable terrain de jeu et qu’un ajout parfois modeste, avait la capacité de changer à jamais la perception que j’avais d’un lieu. L’imaginaire de l’artiste grâce à l’œuvre remplace le réel. Depuis cette rencontre inaugurale, le pont de l’Ourcq est resté la « machine » créée par Levalet.

Comme la rencontre de l’être aimé change votre regard sur le monde. La rencontre d’une œuvre rebat les cartes de votre compréhension du monde et des autres.

Ma dernière rencontre avec la production de l’artiste a été son solo show proposé par la galerie Openspace ; une exposition titrée « Concrete jungle ». C’était en mars 2020, juste après le premier confinement. Les 25 œuvres présentées ont été réalisées pendant le strict confinement de mars 2020 dans l’atelier de l’artiste.

De la jungle, Levalet a gardé quelques animaux caractéristiques, des singes et des suricates et l’exubérance de la végétation. Quant à l’adjectif « concrete », il renvoie à la construction de nos villes modernes. L’artiste, de la Ville, conserve quelques signes emblématiques : les toupies, les bétonnières, les grues, les immeubles en construction et les ouvriers du bâtiment caractérisés par leurs bleus de travail, leurs casques de protection et leurs outils symboliques, la truelle et la pelle. Sans oublier, l’essentiel : le ciment.

Du surprenant mélange d’un chantier de construction et d’une forêt tropicale est née une série d’œuvres qui sont autant de déclinaisons du thème central. Le ruban de balisage revu et corrigé par l’artiste devient une profusion de lianes auxquelles se suspendent des suricates voire un piège redoutable dont l’homme moderne peine à se défaire. Les toiles sont des « tableaux » de scènes de la vie ordinaire de ces charmants petits animaux aux yeux malicieux qui s’amusent de nos outils et de nos machines bizarrement déplacées dans une forêt qui grouille de vie. Exubérance des suricates, exubérance de la végétation. Comme un chantier abandonné dans une forêt tropicale humide. Comme une fin du monde. Une nature qui sans l’homme est belle et les animaux superbes et insouciants.

Un monde industrieux mais condamné. L’ouvrier agenouillé qui avec sa truelle dans le ciment frais plante un lys blanc est une métaphore d’une fin du monde annoncée. Le même ouvrier qui, assis en tailleur, regarde couler le sable d’un sablier compte le temps qui reste. A moins que notre temps, celui de notre civilisation moderne, soit déjà dépassé comme le suggère le portrait de cet ouvrier plongé dans une végétation qui le recouvre en partie. Comment ne pas penser au Dormeur du val de Rimbaud, ce soldat mort allongé au bord d’un ruisseau.

Le discours de Levalet ne manque pas de force. Une opposition traditionnelle entre nature et culture porte une vision quasi post apocalyptique d’une Terre sans l’homme. Mais aux images de dévastation, Levalet substitue des images de paradis perdu. Des images qui font sourire et réfléchir. Car Levalet s’amuse de tout (et surtout des paradoxes), y compris de la fin prochaine de notre civilisation. Un retour à l’éden originel.

Bien sûr, nous retrouvons dans les œuvres peintes de Levalet ce qui est sa marque de fabrique. Une pointe de surréalisme, un zeste d’ironie, une pincée d’humour. Un sourire aux coins des lèvres, entre sérieux et éclat de rire.

Le thème du chantier de construction introduit dans son travail d’atelier un nouveau matériau : le ciment. Comme les suricates, il joue avec le ciment, le béton. Il construit des volumes, lui le peintre qui d’ordinaire travaille sur deux dimensions. Il combine peinture et sculpture, traçant des sillons, sculptant un squelette qu’un archéologue exhume, il dessine « en volume » des palmiers.

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Si l’œuvre représentant la découverte d’un artefact est drôle et incontestablement réussie, j’avoue être moins sensible aux autres toiles. Certaines me rappellent ces vilains tableaux de Paris peints place du Tertre à Paris, au couteau. On comprend que ces œuvres sont des expérimentations, des brouillons somme toute. C’est affaire de goût sans doute. Il n’en demeure pas moins que j’apprécie les essais de Levalet, un artiste rare qui cherche toujours et ne renonce à rien.

Son exposition « concrete jungle » est un nouvel événement de l’histoire qui me lie à Levalet. Je me retrouve en partie en pays connu. Levalet maîtrise ses outils, l’encre de Chine et la couleur. Sans se départir de son regard décalé, il nous donne à voir des allégories qui nous divertissent et nous instruisent. Constamment, il s’essaie aux représentations en volume, cherchent de nouveaux supports, expérimentent des matériaux. Un homme qui marche, sourire aux lèvres et œil rieur.

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