Os gêmeos : La Ville, un musée à ciel ouvert ?

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Les silos des Jumeaux

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Lecture 10 min.

Tout bien considéré, j’ai la faiblesse de penser que les frères Pandolfo ont du génie. Fait remarquable et remarqué, ce sont de vrais jumeaux qui créent ensemble une œuvre syncrétique à un point tel qu’il n’est guère possible de faire le départ entre ce que fait l’un et ce que fait l’autre. Leur création forte, cohérente, originale, a amené des critiques à interroger les Jumeaux sur cette symbiose étonnante. Dans un entretien récent, ils répondaient : « Nous sommes complémentaires : l’un complète la pensée de l’autre tout le temps. Notre processus créatif nous paraît si naturel, même s’il est difficile à expliquer. C’est comme s’il y avait un lien, qui nous gardait continuellement connectés, même lorsque nous sommes loin l’un de l’autre. Un lien éternel ». Ils résument ce lien exceptionnel par une courte phrase saisissante « Un monde, une voix. »

Le monde des frères Pandolfo est un monde coloré, comme leur pays, le Brésil. Une palette de couleurs vives et éclatantes où dominent (ce n’est pas un hasard !), le jaune et le vert. Un monde à l’image du métissage des corps et des cultures, des influences surréalistes, un dessin naïf, un mélange entre le hip-hop made in USA et la culture do Brazil. Un monde qu’ils ont peuplé d’Hommes, de plantes et d’animaux. Démiurges, ils ont créé des familles qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux familles brésiliennes, proposant à la société dont ils sont issus, un miroir.

Leurs fresques gigantesques, des murs peints, ont imposé dans le monde occidental leur curieuse esthétique. Ils réussissent même à créer un avatar d’eux-mêmes, un bonhomme dégingandé à la peau jaune. Rien à voir bien sûr avec le réalisme. Elle symbolise la beauté du brassage des peuples du Brésil.

A ces « murals », il convient d’ajouter des sculptures, des installations, un passionnant travail de galerie. « Les Jumeaux » sont des artistes, des plasticiens, des touche-à-tout, des bricoleurs. Bref, un drôle de couple !

J’aimerais, en prenant « Os gêmeos » comme exemple, revenir sur l’initiative de la biennale de Vancouver, manifestation à laquelle ils apportèrent leur concours.

A l’occasion de la 3ème Biennale de la ville de nombreux artistes internationaux ont été invités à décorer la ville. Vancouver est devenue alors le lieu où des artistes venus des quatre coins du monde se sont rassemblés dans un seul et même but : célébrer l’art urbain dans des lieux publics afin de faire de la ville un véritable « musée à ciel ouvert ». Vaste programme, aurait dit le Général !

Les organisateurs de la Biennale ont confié aux Jumeaux 6 silos de 21,3 mètres de haut et de 11 mètres de large. Ils sont situés sur l’île Granville, près de l’université Emily Carr. La surface à peindre est de 2183 mètres carrés. Les silos sont des silos à ciment qui permettent de stocker et de doser différents types d'agrégats pour maximiser la production de béton. Ils sont emplis par le haut et une ouverture au niveau du sol permet le chargement des « toupies ».

« Les Jumeaux » sont passés de la fresque, en deux dimensions, à un projet en trois dimensions qui a à voir avec la sculpture. Les hauts silos percés d’une large ouverture dans leur base, ressemblent à des personnages ayant deux jambes. « Les Jumeaux » ont peint six de leurs personnages extraits de leur monde : deux sont jaunes, un est jaune mais porte une cagoule, deux autres ont des couleurs de « peau » plus foncées. Les « vêtements » sont directement issus de leurs « garde-robes » habituelles : des maillots et des pantalons décorés de motifs décoratifs d’une grande variété. Quatre « bonhommes » « regardent » vers la rive, deux vers la mer.

Os gêmeos, à partir de ce « monument industriel », ont créé 6 statues, six personnages de leur petit théâtre. La démarche est singulière : deux artistes brésiliens sont venus au Canada pour montrer six jeunes brésiliens. Comme leur pays, ils sont de toutes les couleurs : bien sûr le jaune, la couleur de synthèse des Jumeaux, mais aussi des « peaux » plus foncées, du marron clair ou brun. Les Jumeaux montrent des statues peintes, à moins que ce soit des peintures en volume, qui regardent la terre et la mer. Les bonshommes des Jumeaux sont venus se faire voir et voir un autre peuple, celui de Vancouver, un peuple métis lui-aussi.

Transformer des silos à béton en sculpture est déjà une belle idée, faire de l’œuvre d’art ainsi créée la manifestation tangible du lien entre deux peuples est une idée qui a une signification politique.

Ces silos à béton de Vancouver m’ont évoqué d’autres initiatives, comparables mais différentes. Il s’agit des fresques peintes par des street artists sur des silos à céréales. Les idées grâce à l’Internet circulent aujourd’hui à la vitesse de la lumière. Partie d’initiatives australiennes, l’idée a essaimé aux Etats-Unis mais également en Europe, au Portugal et en Italie.

Les fresques peintes sur ces silos à céréales utilisent peu la troisième dimension, c’est-à-dire le volume des cylindres. Leurs parois sont considérées comme des murs et les fresques n’intègrent ni la verticalité ni la forme des silos. Pourtant de grands noms du street art australien ont été associés à ces réalisations qui étonnent par leurs dimensions (Guido Van Helten, Adnate, Rone etc.)

Les silos destinés au stockage des céréales sont proches des lieux de production, en plein champ. Même si quelques offices du tourisme australiens organisent des visites touristiques de ces silos peints, leur public est restreint. L’idée de peindre des bâtiments agricoles faisant florès, on parle aujourd’hui de « rural murals », expression que nous pourrions traduire par « murs peints en zone rurale ».

Si les fresques « rurales » ajoutent de la beauté aux architectures agricoles cela est bel et bon. Si nous revenons à la réalisation des Jumeaux à Vancouver, nous voyons d’emblée que les enjeux en termes d’urbanisation sont très différents. Les silos à béton sont situés dans une île de Vancouver, dans une zone périphérique, industrielle. Dans cet environnement, souvent d’une grande laideur, créer une œuvre d’art de cette dimension modifie notre rapport au paysage. L’œuvre est drôle et colorée et atypique. Elle constitue à coup sûr une des curiosités de la Ville. Elle est devenue également un repère dans le paysage urbain. Les silos à béton qui sont dans certaines villes cachés des regards par de hauts murs sont devenus, sans cesser leur activité, des attractions. Un embellissement d’une zone industrielle pour les habitants de la Ville et un centre d’intérêt pour le tourisme.

Les Silos d’Os Gêméos ouvrent de nouvelles perspectives à l’art urbain contemporain. La variété des approches artistiques permettrait d’intervenir sur les paysages. Je pense tout d’abord à l’exploitation des bâtiments situés dans les zones industrielles et artisanales. De nombreuses villes ont transféré leurs activités industrielles à leur périphérie créant de facto des zones très homogènes du point de vue des formes et des organisations de l’espace. En effet, les principes qui fondent la gestion de l’espace et de la construction des bâtiments sont les mêmes, fonctionnalité et économie d’échelle. Les hangars se ressemblent. Les immeubles de bureaux aussi. Les usines et les ateliers également. Même si ça et là des architectes et des entrepreneurs apportent un renouvellement des formes et une recherche d’ordre esthétique, les zones industrielles sont le plus souvent d’une grande laideur et personne ne penserait en faire des lieux de culture, nouveaux atouts touristiques.

Il en est de même des « entrées de ville » qui souvent se ressemblent dans leur incroyable laideur. On a le sentiment quand on voyage en voiture qu’il est nécessaire de traverser le fleuve des Enfers, le Styx, pour arriver dans le cœur de ville. Les architectes, les urbanistes et les artistes ont là un formidable terrain de jeux.

Pour les centres-villes, la problématique est de même nature. De nombreuses villes dans le monde ont déjà intégré dans leurs ressources culturelles et touristiques les murs de street art et les fresques.

 

Les silos des Jumeaux sont des œuvres d’art « fonctionnelles » qui ouvrent une réflexion sur les apports de l’art urbain dans la Ville. Le street art devient un élément de « distinction » dans le tissu des grandes métropoles. Face à la standardisation des formes et des architectures, l’Art apporte l’unicité de la création. Pour exister en tant que ville ayant une identité propre, la ville doit créer l’original et corriger les erreurs du passé en introduisant l’exceptionnel.

Faut-il pour autant transformer nos villes en musée à ciel ouvert comme le proposait la biennale de Vancouver ? Le concept de musée appelle la notion de conservation. Voilà qui nous renvoie à une autre réflexion : faut-il conserver les créations de l’art urbain ? Les entretenir ? Les rénover ? Ne pas fixer de terme à leur existence dans le paysage ? Qui décidera des œuvres à conserver ? Beau et grand débat, que nous remettons à un prochain épisode !

 

 

 

 

Détail des personnages.

Les Jumeaux en train de peindre l'Homme à la cagoule.

Détail.

Situation des silos.

Situation des silos.

Les Jumeaux avec la sculpture de leur Homme jaune.

Os gêmeos.

Silo à céréale. (Australie)

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Silo à céréale. (Australie)

Silo à céréale. Oeuvre de Guido Van Helten (Australie)

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