Pichi/Avo : un discours sur l’art.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Le 10 novembre 2017, dans ces colonnes, j’ai consacré un article au duo d’artistes espagnols Pichi et Avo.[1] Nos deux artistes ont inauguré le 19 mars une fresque de 160 m2 (23 mètres sur 7) couvrant la palissade masquant les travaux de l’ancienne librairie Boulinier, boulevard Saint-Michel à Paris. L’œuvre a été commandée par Quai 36 une société spécialisée dans la promotion de l’art dans l’espace public.

Plus de 4 ans plus tard, à la lumière de l’analyse de cette fresque parisienne, je souhaite remettre sur le métier mon ouvrage et reconsidérer ce que j’avais nommé « Le jeu des apparences ».

Les deux moments de l’exécution de l’œuvre illustrent à merveille sa composition.

Le décor est constitué par des tags et des graffs. Ils sont d’une très grande variété : variété des graphies (des chromes, des graffs old school, des wilds etc.), variété des couleurs. Plusieurs dizaines de noms ont été peints à la bombe aérosol. Certains renvoient au vocabulaire des graffeurs (up, team, cool, graffiti, paint, hip-hop, he(y) !, go !!, style, street, flow, love …), d’autres signent l’origine espagnole du duo ((H)ola, mas, Amor…), d’autres encore introduisent le thème de la mythologie (Eros, vénus, Zeus…), d’autres enfin ont été intégrés suite aux propositions des badauds (Sorbonne, je t’aime, neige etc.).

Le sujet est formé de trois personnages issus du panthéon grec, Poséidon et une nymphe forment l’ensemble principal et, plus accessoire, la déesse de la victoire, Niké.

Le décor représente un mur couvert de graffitis divers et variés. Les artistes se sont donné un mal fou à peindre maladroitement tags et graffs. Pourtant l’organisation de l’espace du décor, la densité des inscriptions, l’extrême variété des formes, les choix chromatiques, le choix même des mots écrits par nos deux artistes montent à l’évidence qu’il s’agit d’une création artistique originale.

La peinture du « mur » de graffitis est couverte par la peinture des dieux grecs. Elle fournit aux artistes une première couche qui facilite le tracé et la mise en couleurs des dieux grecs et offre une belle matière dont les peintres se serviront pour donner de la profondeur au sujet principal.

Les dieux grecs (comme le mur couvert de tags et de graffs) ne sont pas des représentations des dieux mais de leurs statues romaines en marbre. Les statues de l’antiquité grecque nous sont connues grâce à leurs copies romaines sculptées dans le marbre blanc. Pichi et Avo peignent des statues que nous interprétons comme blanches, comme le marbre de Carrare, alors qu’en fait elles prennent la couleur dominante du fond. Non seulement les couleurs vives ou pastelles mais les graffs et les tags « percent » sous la peinture des statues. De ce point de vue, et curieusement, il n’y a pas de profonde rupture chromatique entre le sujet et le décor alors que le mur de graffitis. Les teintes plus claires des « statues » (par rapport au fond) nous font voir les statues blanches, conflit entre notre perception visuelle et ce que nous savons des statues de l’antiquité grecque et romaine. Notre connaissance, notre culture, notre intelligence résolvent le conflit entre ce qui est perçu (des surfaces planes héritant des nuances du fond) comme des statues, c’est-à-dire, des œuvres en volume ayant les caractères des statues comparables, des statues en marbre blanc.

Les commentateurs de l’œuvre ont vu dans cette œuvre une référence explicite à la Seine qui, il est vrai, n’est pas très éloignée de l’ancienne librairie. Poséidon et une nymphe (pourquoi pas Sequana, déesse celtique figurant la Seine) seraient une référence ainsi au fleuve tout proche. Mais comment expliquer la représentation de Niké ? Bien sûr, on pourrait toujours trouver dans l’histoire parisienne une victoire ! Par exemple, celle de Sainte Geneviève qui aurait exhorté les Parisiens à défendre leur ville contre les Huns d’Attila, d’autant plus que le Panthéon situé non loin du boulevard Saint-Michel est l’ancienne église Sainte Geneviève. A moins que ce soit la victoire de Saint-Michel contre le démon ! A vrai dire, je pense que cela n’a guère d’importance quand on constate que Pichi et Avo depuis de nombreuses années ont peint un peu partout dans le monde des fresques monumentales du même tonneau, des dieux de la mythologie grecque sur « un mur de graffitis ». Bien que leur production ne se limite pas à ces scènes antiques revues et corrigées, il convient de remarquer que depuis 2007 elles constituent l’essentiel de leur production artistique.

L’interprétation de l’œuvre est selon les artistes eux-mêmes « ouverte ». Essayons toutefois d’esquisser une piste. Partons d’un constat simple. Les regardeurs, les badauds, voyant la fresque la trouve « belle ». Comment justifier cette épithète ? Deux considérations me viennent à l’esprit. Tout d’abord, la dimension du sujet est impressionnante. L’échelle de la représentation des « statues » a été modifiée. Ces statues sont des colosses de « marbre ». Il m’est difficile de ne pas penser aux dimensions monumentales de la statuaire d’Arno Breker voire à la sculpture soviétique de la période stalinienne. Sans entrer dans la polémique, il est vrai que le changement d’échelle confère à la sculpture une dimension particulière et il est aisé de confondre dans la même perception la taille de l’œuvre avec l’importance donnée par le commanditaire au sujet de l’œuvre sculptée.

Mon constat suivant porte sur ce qui est perçu par le « regardeur » et l’image qu’il garde de sa perception. Je suis persuadé que les passants voient d’abord et quasi exclusivement, les dieux grecs. Les premiers plans s’imposent en se détachant du fond. Celui qui regarde identifie ce qui « saute aux yeux », les dieux grecs, identifie le thème (la mythologie grecque et romaine), relie les trois personnages et leur donne le statut de sujet de l’œuvre. Cette priorisation gomme le « mur de graffitis », lui conférant une fonction de faire-valoir. Les relations entre le « mur » et les « dieux grecs » passent à la trappe (relations chromatiques par contiguïté fond/forme, relations de sens).

Une autre approche est de mettre en avant non ce qui oppose le fond et le sujet, mais, au contraire ce qui les relie. Je l’ai écrit précédemment les tags et graffs sont présents dans la représentation des statues parce qu’ils sont dans la sous-couche et apparaissent en transparence et par le glissement chromatique entre les formes du « mur » et les statues. « Mur » et « statues » sont peintes par les mêmes artistes, des street artistes, qui imitent (mal !) un « mur » de graffitis » et imitent excellement des « statues » antiques. Ce sont les mêmes mains qui créent « laideur » et beauté classique.

J’y vois un discours sur le street art. Cet art de la rue, souvent méprisé, déconsidéré, tenu comme un art mineur, peut produire des « murs » et reproduire les œuvres canoniques et les plus emblématiques de la culture occidentale. « Mur » et « statues antiques » monumentales sont les deux facettes d’une même pièce. Non pas une opposition trop facile laid/beau, mais les deux faces d’une même médaille. Non pas une rupture mais une continuité. Non pas un procès des murs couverts de tags et de graffs mais une monstration des limites du street art.

Avis au lecteur

Seul dans ma tour d’ivoire j’ai la hardiesse de vous proposer une « lecture » des œuvres de street art. Je serai intéressé et ravi que mes billets suscitent un échange entre vous, lecteur, et moi, l’auteur. Une manière de partager nos émotions et nos analyses.

Richard.tassart@gmail.com

Détail "mural" antérieur.

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Pichi et Avo.

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