Portraits.

Street/Art

Par | Penseur libre |
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Photographie d'un des "modèles" d'Ernesto Novo.

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Instagram et Facebook se feuillettent en cette période hyper connectée comme des albums de famille dans lesquels on aime voir et revoir les œuvres de ses amis, histoire d’avoir de leurs nouvelles, des galeries numériques qui font découvrir de nouveaux talents et d’autres spots, de bons indicateurs des tendances du moment. A ce propos, je suis frappé par un relatif manque de diversité des thèmes et des sujets. Frappé par le nombre de portraits en particulier.

Sans en faire un sujet de recherche savante, on peut classer les portraits en plusieurs ensembles thématiques : les « RIP », les rest in peace, les requiescat in pace, « tombeaux » dédiés à un ami mort ou à une personnalité admirée (citons à titre d’exemple les fresques « mortuaires » dédiées à Stan Lee, Mickaël Jackson, sans oublier des rappeurs décédés dont les noms m’échappent, les « bro » des crews, les « héros » du mouvement des Gilets jaunes). En fonction de la nature des manifestations des portraits de personnages emblématiques devenus des icônes (Martin Luther King, Rosa Park, Frida Kahlo, Nelson Mandela etc.). La caricature et le dessin de presse trouvent leurs transpositions dans le street art dans une perspective militante.

Dans ces trois types de portraits la ressemblance est recherchée et « celui qui voit » peut nommer les personnages peints, même si leurs traits sont volontairement déformés. Je qualifierais cet ensemble, faute de mieux, de « portraits ressemblants ».

La ressemblance par rapport au « modèle » est dans ce cas de figure la condition essentielle du projet artistique. Quand Ernesto Novo peint les visages des habitants d’une HLM du 13ème arrondissement, le but est que ces habitants se reconnaissent et qu’ils soient éventuellement reconnus par des gens du quartier. Cet exemple est suffisant pour établir l’idée que des street artists essaient, avec des succès divers, de peindre le plus fidèlement possible une image d’un visage, le plus souvent ayant une photographie pour modèle.

Ces portraits ressemblants sont pour l’observateur intéressants. Le panthéon des artistes de rue parle de leur culture, de leurs valeurs, de leurs engagements, de leurs rêves. Leur lecture éclaire le monde mental des artistes. Quant aux RIP, ces hommages aux morts, ils prennent naturellement leur place dans le panthéon personnel des artistes. Tombeau éphémère, non pour inscrire dans le marbre des tombes l’éternité du lien, mais pour témoigner avec ce qu’on a son attachement voire de la douleur causée par le deuil. Un amical coup de chapeau qui ne sombre jamais dans le dolorisme, témoignant dans le même temps du talent de l’artiste.

Au-delà de ces catégories de portraits qui présentent un intérêt artistique et sociologique, une autre catégorie me fascine, celle de ces portraits d’hommes et de femmes qui n’existent pas, et qui n’ont jamais existé. Pourquoi, en effet, tirer le portrait d’hommes, de femmes, d’enfants (voire d’animaux !) qui n’existent que dans l’imaginaire de l’artiste ?

Ecartons l’hypothèse, certes tentante, d’artistes qui n’auraient pas le talent de saisir la ressemblance. Moult exemples montrent qu’un même artiste qui peint des « portraits imaginaires » sait peindre également des « portraits ressemblants ». Je pense à Hopare dont de nombreuses œuvres représentent des hommes et des femmes sans en faire, à proprement parler, les portraits, et qui a maintes fois prouvé qu’il sait peindre des portraits ressemblants.

La représentation d’une personne dont les traits n’existent que dans la tête d’un artiste interroge la notion de portrait. Etymologiquement, le portrait est « ce qui met en valeur » et l’histoire de la peinture montre le rôle central joué par le commanditaire dans la réalisation de l’œuvre. L’œuvre est la création d’une image et le commanditaire dicte à l’artiste l’image qu’il veut donner de lui. Inversement, mais le résultat est le même, l’artiste anticipe l’image que son commanditaire veut donner de lui-même. C’est la raison pour laquelle, alors que des kyrielles de marbres antiques représentent César, nous ne connaissons pas le visage de César !

Pour en revenir à la peinture de chevalet, le peintre donne à voir une image définie par le commanditaire. C’est que le portrait peint est destiné à être montré ; il parle davanatge du rôle social que le commanditaire veut jouer que de la personnalité et du talent de l’artiste. Le peintre, somme toute, dans la relation avec l’acheteur, n’a guère de liberté…et surtout pas celle de représenter ce qu’il voit. Le « portrait » n’est pas la copie fidèle des traits d’un visage mais bien la mise en valeur de la personne peinte.

L’ironie de l’histoire, inversement, montre que de très nombreux tableaux qui sont parvenus jusqu’à nous sont unanimement reconnus comme des chefs d’œuvre alors que nous ignorons tout (ou presque !) des « modèles ». Ce que nous apprécions alors dans ce renversement, c’est le talent du peintre et non la fidélité au modèle. L’exemple le plus connu est l’iconique Mona Lisa de Léonard de Vinci. Des générations d’historiens de l’art se sont écharpés pour connaître l’identité du modèle avant que nous découvrions que la connaissance de son identité et les conditions de la création du tableau ne sont pour rien dans la renommée de l’œuvre.

Les débuts de la photographie au XIXe siècle s’inscriront pour le portrait dans le droit fil du portrait peint. Plus précisément, le portrait photographique reprend tous les codes du portrait peint. Un peu comme les premières automobiles reprenaient les codes des attelages en remplaçant le cheval par le moteur.

Les quelques exemples donnés témoignent du rôle essentiel de l’acheteur dans la relation avec l’artiste. C’est lorsque cette relation disparait (le peintre peint un visage sans avoir de commanditaire) que l’art du portrait connait une nouvelle étape. Le changement des conditions historiques et sociologiques de la production autorisera un changement de paradigme.

La rupture commanditaire/artiste consommée, la représentation du visage parlera davantage du peintre que du modèle. Cela ne veut pas dire que l’artiste est en dehors d’un marché de l’art, comme hors-sol, mais les contraintes de toute nature fixées par contrat par le commanditaire cessent de jouer un rôle déterminant.

Encore faut-il nuancer ! Aucune œuvre n’est innocente ! Toutes visent des objectifs, conscients ou inconscients. Prenons par exemple les tableaux représentant Napoléon : impossible de savoir, comme pour César, à quoi ressemblait Napoléon Bonaparte ! D’abord les œuvres de commande disent l’image que l’empereur voulait donner de lui-même, les autres images sont étroitement liées à la relation entre le peintre et le régime impérial.

Bref, nous voyons s’effriter les contraintes de la commande et s’ouvrir des espaces de liberté. La balance dans la relation commanditaire/artiste tend à pencher du côté de l’artiste qui peut à l’intérieur du genre mieux s’exprimer. Là aussi, il faut introduire à la clé des bémols. Le portrait de commande n’a pas disparu, loin s’en faut ! Il se pérennise en occident mais également sur tous les continents.

Or donc, l’absence d’un commanditaire, quand absence il y a, change radicalement le projet artistique. Débarrassé de la reproduction servile des traits du visage et de l’influence de l’acheteur, le visage quitte sa fonction magique (c’est le double du modèle) et devient un objet formé de lignes, de surfaces, de volumes, de couleurs etc. Le visage-objet sera traité comme les autres objets du réel. Ses formes suivront l’histoire des autres formes ; elles seront géométrisées, décomposées, recomposées.

Revenons aux « portraits » des street artists aujourd’hui, les « portraits ressemblants » correspondent aux attentes des commanditaires ou aux situations. Les « portraits imaginaires » conservent les traits forts d’un visage pour exprimer autre chose que la relation à un modèle virtuel. L’ensemble des traits forment un pattern servant de support à la créativité de l’artiste. La surface du visage sera traitée comme les autres surfaces (aplats colorés, accumulation des formes et des couleurs dans l’espace déterminé par les contours du visage etc.)

Reste une question à résoudre : pourquoi une telle profusion de « portraits » dans le street art actuel, street art si prompt à détruire les vestiges d’un « art bourgeois » ? Je tenterai, modestement, une réponse. N’y a-t-il pas la volonté inconsciente d’inscrire une expression nouvelle dans une histoire des arts graphiques ? Le visage quel que soit son « traitement » crée une relation entre « celui qui voit » et une « personne » et cette relation « interpersonnelle » crée une relation. Une relation, une tension, certainement nécessaire.

Son portrait peint sur un pignon d'un HLM de Paris.

Portrait de Bobby Sands à Belfast

Portraits de M.L. King et de Rosa Parks par Ernesto Novo.

Portraits d'enfants d'une HLM de la rue Pelleport à Paris. Pochoirs C 215.

Portrait de Frida Kahlo par Marko 93, Paris.

Portrait de Frida Kahlo par Marko 93, Paris.

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Portrait de Kashink. Paris.

Portrait d'Hopare. Paris.

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