Lokorio n'a jamais entendu parler de Publifin

Poing de vue

Par | Journaliste |
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Les Turkanas Photo © Roger Job

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Le plus sage serait de ne rien dire, d'observer, de chercher à comprendre, d'agir à son niveau, en étant conscient de ses faiblesses, sans se croire plus honnête qu'un autre. Par exemple un de ces élus qui passent à la caisse chez Publifin, au Pays de Liège. En même temps, il me paraît aussi important de réagir, même si on n'est rien, personne qui compte vraiment. Un simple citoyen. Et c'est en raison de cette fonction essentielle que je me souviens d'une grande leçon de politique. Elle nous a été donnée, au Kenya, par Lokorio, un patriarche de la tribu des Turkanas. Il s'agit d'un peuple de pasteurs nomades auquel le photojournaliste Roger Job a consacré un travail que l'on a pu voir au Musée de la Photo à Mont-sur-Marchienne et que l'on peut retrouver dans un livre lourd de sens sur notre temps. Les Turkanas, qui vivent de leurs troupeaux, sont menacés par le réchauffement climatique. Chez eux, les zones de pâturages se réduisent comme peau de chagrin.

Comme les Turkanas vivent de leur cheptel, Vétérinaires sans Frontières avait emmené en visite chez Lokorio une fermière du Pays de Theux, en marge d'une campagne de vaccinatiion des bêtes. Jeannine, qui, avec son mari, veille sur des vaches laitières, avait préparé, en guise de cadeau, des gaufres au bon beurre de sa ferme. Quarante gaufres remplissaient son sac. Elle l'ouvrit et le présenta à Lokorio, quelque part dans la savane, dans la fournaise, sous l'arbre où l'on parle de la vie, où l'on réfléchit, où l'on se retrouve. Le patriarche Lokorio, le corps quasi nu, décoré de cicatrices, appuyé sur son bâton, contempla le présent puis avoua son embarras. Ce cadeau, comment l'accepter? 

On lui demanda de quelle nature était le problème. Les gaufres n'étaient certes pas un mets connu des Turkanas, mais d'excellente qualité et sans risques pour la santé. Lokorio sembla se replier en lui-même puis, avec une grande politesse, pour ne pas offusquer ses hôtes, expliqua que le cadeau était un vrai bonheur mais pas assez gros pour être partagé de manière substantielle. Il précisa qu'une loi de son peuple dit que si tout le monde n'a pas droit à sa part, personne ne se servira. D'où la question: comment partager les quarante gaufres pour bien plus de cent personnes?

Lokorio voyait bien que les enfants comme les grands avaient envie de goûter les gaufres apportées en signe d'amitié et de reconnaissance par une dame qui prend soin de ses vaches, dans la lointaine Belgique. Il voulait remercier ses amis pour le cadeau venu de si loin. Et décida de découper les gaufres en carrés de la taille d'un morceau de sucre. Puis il demanda aux membres de son clan de se mettre en file et de se présenter sous l'ombre de l'arbre. Calmement, les enfants, les femmes puis les hommes prirent dans leur paume le morceau de gaufre, et goûtèrent la saveur du cadeau. Lokorio, lui, vérifia que chacun avait eu sa petite part, mais ne prit rien. 

Il m'arrive souvent, quand je vois le kiosque du marchand de gaufres, quelque part dans Bruxelles, Liège ou Charleroi, de penser au chef Lokorio et à sa grande leçon  de vie en société, de son humanité, de sa grandeur. Si mes souvenirs sont bons, il n'avait même pas mangé son morceau de gaufre. Son cadeau à lui était peut-être d'avoir été digne de la confiance accordée par son peuple. Cet homme est une grande conscience de notre temps.

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Ceux des élus de Publifin qui ont gagné de grosses sommes grâce à de l'argent public, sans rien faire, ne devraient-ils pas aller rendre visite à Lokorio? Ou penser aux mères célibataires chassées du chômage parce qu'elles n'ont pas de voiture pour travailler à temps partiel dans des zones tertiaires lointaines, ni de crèche où déposer leurs mômes, et à qui on reproche de ne pas vouloir bosser? Ou, peut-être, s'ils manquent de temps, aller écouter cette dame retraitée, ancienne technicienne de surface qui, bénévolement, chaque matin, se rend dans un restaurant du coeur de chez nous, et nettoie la grande salle avant que ne se présentent les convives. Un jour, elle m'a dit que mettre son travail gratuitement au service de la collectivité était sa manière de vivre dignement, comme on le lui avait appris. De rendre à la collecttivité ce qu'elle reçoit.

N'est-ce pas Albert Einstein qui a déclaré ceci, au siècle dernier: "Ne faites rien contre votre conscience, même si c'est l'Etat qui vous le demande? " Un journal français avait publié la photo du savant sur une pleine page et un gamin que je connais l'avait mise au mur de sa chambre parce que ces mots l'interpellaient. Autant qu'aujourd'hui le comportement de ces élus de Publifin qui marchaient comme de bons soldats parce que le règlement ne l'interdisait pas. Oublier sa capacité de conscience est une perte terrible qui nous menace tous.

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