Détachez-vous des achats!

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Rien à la télé. Photo DR

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Parmi les vocables qui animent le riche biotope du vocabulaire en vogue dans la presse contemporaine, il en est un qui surpasse les autres par sa fréquence autant que par sa signification des plus équivoques : il s’agit, bien sûr – vous l’aurez deviné, du «pouvoir d’achat». Comme son nom l’indique fort justement, ce terme désigne votre capacité financière d’acheter. Mais acheter quoi, quand, comment?

Bien entendu, on ne parle pas d’«acheter» lorsqu’on paie sa note d’électricité ou le plein de sa cuve à mazout. Qui a déjà entendu «Je vais chez Engie[1] acheter quelques kilowatts-heure, je serai de retour pour déjeuner»? Sérieux!?

Il en va de même pour toutes les dépenses essentielles, celles qui permettent aux gens de survivre. Vous n’entendrez pas davantage dire «ce matin, j’ai pu (du verbe pouvoir) acheter (de l’acte d’achat) un mois d’occupation de l’appartement en versant le loyer». Décidément non, le pouvoir d’achat ne désigne pas ces dépenses-là, qui sont quand-même les plus grosses charges d’un ménage. Qui plus est, sauf variations saisonnières, ce sont en général des montants fixes – pas vraiment ce qui nous vient à l’esprit quand on parle d’augmenter son pouvoir d’achat.[2]

Tir au PIB

En réalité, le vocable «pouvoir d’achat» est un leurre, lié au grand complot capitaliste. Il ne donne aucun pouvoir et ne permet pas d’acheter grand-chose. Son augmentation se matérialise en général sous la forme d’une prime, supposée aider les ménages à acheter quelque chose en plus que l’ordinaire. Cela sous-entend que grâce à ce petit extra, tu vas pouvoir t’offrir ce qui te fait baver d’envie. Soit que tu l’aies vu dans une pub, ou dans une vitrine ou, pire encore, chez un ami ou une collègue.[3] Pour faire court : on veut bien te filer quelques sous mais attention : tu dois les rendre au système économique qui nourrit la croissance. Car chacun le sait : la croissance de l’économie produit des bénéfices pour les entreprises, grâce à quoi elles vont forcément créer de l’emploi – cet emploi grâce auquel tu disposes d’un pouvoir d’achat. C’est un circuit immuable; c’est aussi la recette pérenne de l’économie du PIB. Te voilà bien attaché…

Pouvoir d’extra

N’allez pas croire que cette aide au pouvoir d’achat, vous allez pouvoir très égoïstement la placer sur un compte bancaire ou dans un bas de laine quelconque. Sauf si vous l’utilisez pour investir en bourse, auquel cas en effet vous restez dans les clous de l’orthodoxie libérale. Cela dit, l’éventuelle prime au pouvoir d’achat ne va pas vous permettre des investissements mirobolants! Et avec un peu de malchance, une crise financière subite avalera votre avoir aussi sec, car vous n’aurez pas aussitôt compris qu’il fallait vendre que vos actions ne vaudront déjà plus rien. Il se trouvera toujours un petit malin, un initié qui, n’ayant rien d’autre à faire de ses journées, vous aura devancé de telle sorte que vos valeurs n’en seront plus. Cuirassé coulé. Adieu veau, vache, smartphone – tout ce que vous auriez pu vous offrir si vous n’aviez pas sottement légué vos sous à une entreprise qui se fiche bien que vous ayez trimé des années pour constituer ce petit capital. Non, décidément, il vaut mieux utiliser son pouvoir d’achat à acheter. Mais restons modestes, pas de rêves démesurés. Un bouquet de fleurs. Une côte d’angus beef. Un nouveau vélo. Le tout nouveau Calgon™[4]. Du bon vin. Des cornichons. N’importe quoi, mais dans le système commercial établi. Pas de la drogue, par exemple, ah non. Pas une œuvre d’art chez un brocanteur non plus. Vu? En réalité, ce pouvoir d’achat vous attache et vous n’y pouvez pas grand-chose. Vous finirez de toute façon par acheter ce que «le marché» veut vous vendre.

Une carrière de ressource

La notion de «pouvoir d’achat» s’inscrit logiquement dans une série de vocables dont l’intention de vous piéger se dissimule mal sous une cangue de bon sens. Il en va ainsi des «ressources humaines» comme du «marché de l’emploi»[5], toutes expressions qui obéissent, d’une façon ou d’une autre, aux «lois du marché». Ces lois du marché qui, entre parenthèses, ne sont écrites nulle part et pourtant acceptées comme une évidence par toutes les couches de la population – personnes physiques et morales confondues.

Les travailleurs agissent sous l’égide des « ressources humaines », considérés comme des ressources au même titre que les matières premières, l’énergie, l’eau, les outils ou les machines qu’ils ou elles utilisent. Au même titre aussi que les déchets, quand ceux-ci sont valorisés.

Deux heures dans les transports, sept heures et demie au turbin, retour à la maison, dîner, télé et dodo. Jusqu’à 67 ans, youpee. On appelle ça «une carrière». Comme cette ressource minérale que l’on gratte dans les collines : carrières de sable, carrières de porphyre[6], carrières de pierre bleue… Des ressources qu’on gratte jusqu’à l’épuisement avant d’en exploiter de nouvelles. Vous voyez le parallèle entre l’humain et le porphyre? Quand l’homme (ou la femme) est épuisé.e, on le (la) jette et dans le meilleur des cas, on la (le) remplace. Ou pas.

Pouvoir d’arrache

En conclusion de ce tableau navrant, il faut se faire une raison: l’argent ne fait pas le bonheur. Quoi, tout ça pour ça? Indignez-vous, disait ce bon Stéphane Hessel. Encore fallait-il savoir contre quoi s’indigner et parvenir à fédérer cette indignation pour en faire un mouvement de masse. Les gens, il faut tout leur dire, mon vieux Stéphane. Donner des injonctions plus précises. Par exemple: révoltez-vous! Car aujourd’hui, le progrès social ne fait que régresser, si j’ose cet oxymore. Le peuple se paupérise et doit se révolter s’il veut de la brioche. Les nantis, les rois du CAC 40, du BEL20 et les accros au PIB doivent aujourd’hui rendre des comptes et se préoccuper du progrès social. Comme le firent les libéraux humanistes de la fin du XIXe siècle. Accepter de partager le magot. Nous ne sommes pas dupes : le pouvoir d’achat qu’on nous balance à tout bout de champ est le voile qui cache le pestilentiel mépris des riches pour ceux qui ont contribué à bâtir leur fortune au prix de leur santé, au prix parfois de leur vie. J’en termine avec la célèbre phrase de Victor Hugo : «Vous ne voulez pas du progrès? Vous aurez les révolutions !»[7]

T’as raison, Totor: révolutions-nous!


[1] Choisissez votre fournisseur

[2] Avant, on parlait du «panier de la ménagère», c’était plus charmant, mais depuis les ménagères se sont émancipées.

[3] Je passe du masculin au féminin pour ne pas heurter les «wokistes», compris MY?

[4] Cela fait 14 ans que je ne mets PAS de Calgon™ dans ma lessiveuse et elle tourne comme une horloge.

[5] Pourquoi cela me fait penser aux marchés aux esclaves de jadis ?

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[6] J’ai aussi dû regarder au dico, mais le mot est joli: le porphyre est une roche dure d’origine volcanique avec laquelle on fabrique, entre autres, les pavés – ceux-là même qui ont beaucoup servi, en mai 68, à combattre l’asservissement des masses par les puissantes quoiqu’inexistantes lois du marché et leurs implacables nervis: les CRS.

[7] En clôture de son discours à l’Assemblée nationale pour dénoncer la scélérate Loi Falloux qui voulait mettre tout l’enseignement sous coupe réglée de l’Église catholique.

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