Rattrapé

Une édition originale

Par | Penseur libre |
le

© Serge Goldwicht

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Lecture 7 min.

Angus Duff est un militant écologique depuis l’enfance. Son père, agriculteur dans le Nord de l’Écosse, était déjà un écolo radical bien avant que ce ne soit à la mode. Il préférait les coccinelles aux pesticides pour lutter contre les acariens et privilégiait les mésanges aux produits chimiques pour éradiquer les chenilles. Pour labourer, pas question de tracteur trop polluant mais des chevaux de trait, plus lents peut-être mais dont les excréments fertilisent naturellement les sols.

Angus hérita de la propriété familiale à la mort de ses parents et travailla la terre avec la même philosophie que son père. Il comprit que le changement climatique était surtout lié au système économique qui veut produire toujours plus à moindre frais. Les petits gestes pour la planète ne changeront rien tant qu’on ne révolutionnera pas tout le système et nos façons de vivre. L’argent, maître du monde lui étant insupportable, il décida de ne plus faire partie du système en abandonnant ses terres et sa pseudo civilisation. Il embarqua sur un voilier minuscule pour traverser l’Atlantique et atteindre le Brésil. Le voyage dura deux mois. Exténué, il débarqua en pleine nuit sur une plage brésilienne. Dans son dos, le fracas de l’océan. Devant lui, l’effrayant silence de la jungle. L’infini de la nuit au-dessus de sa tête. Il pénétra dans la forêt mais ne progressa pas loin. La jungle est si dense, si maillée qu’on dirait qu’elle est verrouillée quand on ne possède pas de machette pour en forcer la porte. Il chercha une caverne, un endroit où s’abriter des bêtes sauvages qui vivent probablement dans cette jungle. Finalement, il atteint les racines gigantesques et apparentes d’un arbre immense. C’est là qu’il décida de passer la nuit. Il s’allongea entre la terre et les racines de son nouvel ami et lui arracha quelques feuilles pour s’en couvrir. Dans un premier temps, il ne trouva pas le sommeil. La vie, la vraie, pleine de danger, bouillonnait autour de lui, remplie d’énergie, de bruits, de force et de cruauté mais son arbre le protégeait, il en avait la certitude.

Au réveil, il découvrit un vieil indigène complètement nu penché vers lui qui l’observait avec beaucoup de curiosité. Jamais l’inconnu n’avait vu un homme à la peau si blanche et aux cheveux si rouges. L’autochtone n’était pas seul. Il était à la tête d’un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, tous nus. Angus se dit avec satisfaction qu’il avait pris contact avec l’humain primitif. Enfin ! Sa langue ne lui étant d’aucune utilité, il fit un grand sourire aux gens qui l’observaient comme une bête curieuse et écarta les bras dans ce qu’il pensait être un geste universel de paix et de fraternité. Angus ne fut pas certain de bien se faire comprendre car le vieil homme qui devait être le chef leva le bras gauche et émit un long cri très aigu. C’était un signal ou un ordre. En quelques secondes, tout le monde se dispersa dans la jungle et Angus resta seul. La nuit suivante, il plut beaucoup. Couché sous sa racine, Angus ressentit combien la terre tentait d’avaler l’eau le plus vite possible pour le mettre au sec sans y arriver complètement cependant. Au matin, l’indigène est revenu avec son groupe. Il s’empara des poignets de l’Écossais et l’attira vers lui. Effrayé, Angus se débattit furieusement mais l’indigène n’était pas seul. Une dizaine d’hommes évacuèrent Angus de dessous sa racine. Il était prisonnier de ces hommes nus qui ne l’attachèrent pas, se contentant de le tenir fermement par les poignets. La troupe se mit en route à travers la jungle. L’idée que ces gens étaient anthropophages traversa l’esprit de l’Écossais mais il n’avait aucune possibilité de leur échapper. Les hommes lui souriaient comme il leur avait souri lui-même, la veille. La coutume leur impose peut-être de sourire au plat avant de le déguster, se dit-il. Ils marchèrent longtemps à travers la jungle.

Ils arrivèrent dans un village où se dressaient des huttes construites de branches et de feuilles montées sur pilotis. Bizarrement, au loin, au-delà de la jungle, un bruit de machine se faisait entendre. Ils furent accueillis par des femmes, des vieillards et des enfants, tous nus. La troupe s’arrêta devant une grande hutte montée sur pilotis à laquelle il était possible d’accéder par une échelle de corde. Le chef présumé de la troupe invita Angus à grimper. La hutte était spacieuse. Au centre, une couche rudimentaire mais confortable. A côté, un panier rempli de fruits. Au bas de l’échelle, les villageois nus lui souriaient de leurs dents noires. C’est alors qu’il comprit qu’il ne serait pas mangé mais qu’on lui offrait l’hospitalité. A l’abri, entouré d’humains, Angus dormit mieux cette nuit-là malgré le bruit de machines qui se faisait entendre au loin, dans la jungle. Au matin, l’homme qui devait être le chef du village vint lui rendre visite. Il vérifia que son invité ne manquait de rien. Pour le remercier, Angus lui tendit quelques billets mais le chef ignorant quoi faire de ces bouts de papier les refusa. Avec les mains, il proposa à son invité de descendre et de se promener dans la jungle. Ils quittèrent le village et s’enfoncèrent profondément dans la forêt. Aux yeux d’Angus, la jungle était la même partout mais le chef semblait savoir où il allait. Le bruit des machines se faisait entendre de plus en plus fort. C’est en direction des machines qu’ils marchaient. Soudain, le chef fit signe de s’arrêter. Ils restèrent cachés à l’abri des arbres. Devant eux, le sol n’avait pas de nom. Ce n’était plus la forêt mais ce n’était pas un champ non plus, un champ de bataille peut -être avec des arbres décapités, blessés et morts. Bientôt, les deux hommes furent rejoints par d’autres villageois qui se postèrent auprès d’eux. Tout le monde observait la forêt détruite. Des femmes pleuraient. Sur le champ de bataille, aucun humain n’était visible car les machines étaient les seuls maîtres des lieux. A l’abri des arbres, dans la jungle, les indigènes, hommes, femmes et enfants observèrent tomber les arbres les uns après les autres comme des soldats fauchés en pleine guerre. Une mère posa la paume de sa main sur les yeux de son bébé pour qu’il échappe au spectacle trop douloureux ou peut-être pour qu’il ne s’en souvienne pas. Au moment où le spectacle devint insoutenable, le chef leva le bras et émit son cri aigu. Les hommes, les femmes, les enfants et l’Écossais regagnèrent la jungle et le village.

Angus ignore combien de temps, il vécut avec la tribu. Il n’a pas compté les levers et les couchers du soleil car le temps n’a pas d’importance.

Une nuit, des cris dans le village réveillèrent Angus.

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Pour la première fois, le village était éclairé en pleine nuit. Des villageois, désemparés et paniqués couraient en tous sens car un immense incendie dévorait la jungle autour d’eux. Aux pieds de l’échelle, le chef faisait signe à Angus de descendre.

Quand Angus atteint le sol, le chef s’empara de son bras et l’obligea à fuir. Courir, courir vite mais où ? Le feu était partout. Angus aurait bien voulu voir une dernière fois son arbre mais le chef l’en empêcha. La jungle était si sèche que le feu dévorait à toute vitesse un arbre puis un autre. Son arbre était déjà mort. Le feu ressemblait à Tarzan qui progresse de liane en liane. Ils coururent encore mais il était trop tard. L’incendie jouait avec eux comme un chasseur avec sa proie. C’est ainsi que moururent Angus Duff et une centaine d’humains primitifs qui n’avaient en rien contribué au réchauffement de la planète.

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