Jeremie Brugidou

Des Chemins d’écriture

Par | Penseur libre |
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Lecture 6 min.

JEREMIE BRUGIDOU

Ici, La Béringie

Éditions de l’Ogre (200 pages, 19 euros)

Depuis plusieurs années maintenant, après les cinéastes, les écrivains se sont affrontés à notre monde en mutation. J’en ai chroniqué certains dans « Chemins d’écriture » (Nastassja Martin, Antoine Wauters, Maylis de Kerangal, Laurent Tillon...), mais notre terrible année 2020 en a multiplié l’éclosion sous toutes les formes. Qu’il s’agisse de documents, d’essais, de réflexions philosophiques, de romans du genre fantastique ou de science-fiction, de récits d’apprentissage… nombre d’auteurs ont cherché à appréhender ce 21ème siècle où nous sommes entrés, forts de nos avancées scientifiques comme de notre emprise sur une nature que nous croyions dominer à jamais.

L’un de ces écrivains m’a paru emblématique de ce profond mouvement en cours, il s’agit de Jérémie Brugidou. Ne croyez pas que je l’ai choisi parce que, comme l’auteur dont j’ai parlé le mois dernier, Antoine Wauters, il est Belge, c’est un pur hasard ! D’abord attirée par la couverture et le format d’un livre publié en septembre par une relativement jeune maison d’édition – les éditions de l’Ogre* -, j’ai trouvé novatrices son imaginaire et son approche plurielle d’un monde, saisi à différentes étapes de son évolution.

L’auteur est également cinéaste, chercheur, après l’ENS de Lyon, il a écrit une thèse et continue à effectuer des recherches sur la bioluminescence, recherches, qui lui ont été inspirées par le film de James Cameron, « Pandora ». Il vient à l’écriture avec ce premier roman où ses connaissances scientifiques alliées à un imaginaire fécond et poétique font merveille.

Il nous raconte rien moins que le monde, le passé du monde - représenté par un petit territoire disparu, La Béringie, recouvert par la mer et où se trouve maintenant le détroit de Behring - et son avenir.

Il est question de civilisations disparues, de politique - les échanges ou les blocus au temps de la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest – et des avatars climatiques qui, peu à peu, amènent l’Homme, dans son désir infini de connaissance mais aussi de puissance, à collecter et mettre « sous cloche » les anciennes espèces animales et végétales afin de les préserver, d’en garder trace.

Ce récit à la fois fantastique, poétique, scientifique, met en scène trois personnages principaux qui vivent à trois époques différentes : à des milliers d’années de nous, lorsque la Béringie existait encore mais que la montée des eaux s’annonçait, nous suivons l’épopée de la jeune Sélhézé, femme chasseur ; tandis que, pendant la guerre froide le géologue Hushkins chargé par l’armée d’examiner l’activité volcanique pour des constructions à venir, s’occupe surtout de ses propres recherches sur les traces fossilisées du territoire disparu de la Béringie.

Enfin, un siècle plus tard, Jeanne, archéologue, est appelée en urgence pour faire ce qu’elle nomme elle-même « le sale boulot », c’est-à-dire donner bonne conscience aux entreprises qui vont creuser les sols pour installer leurs usines, faire des routes ou installer des « réserves » pour la flore et la faune sauvages. Elles ont auparavant l’obligation de « rétablir l’équilibre culturel » et font appel à des spécialistes chargés de fouilles paléoanthropologiques.

C’est là qu’intervient Jeanne. Elle ne voit pas, à l’instar de ses commanditaires, le monde comme un réservoir infini de ressources à exploiter, elle veut découvrir les rumeurs des jours anciens du monde de Selhézé : « Nous nageons ensemble Sélhézé, ma peau dans ta peau, tu portes en toi la fin des temps, toi et moi enveloppées. Longue nuit sans rêves pendant laquelle tu vois vos terres qui disparaissent sous les salves répétées de mon monde qui finira par vous recouvrir. Où iras-tu Sélhézé ? Jusqu’où porteras-tu votre monde ? ». Voici peut-être ce que nous avons oublié : continuer à dialoguer avec les peuples anciens, confronter nos connaissances cartésiennes, aux leurs, archaïques.

Le lecteur découvre ces trois personnages à travers les trois fils narratifs qui s’entrecroisent, se rejoignent parfois, il peut s’y perdre un peu mais ce n’est pas grave, chaque récit portant en lui l’essence de la vie. Une vie elle aussi plurielle, composée des strates que nature et homme y ont imprimées, enfouies, que certains tentent de sauver, d’extraire de l’oubli par passion du vivant tandis que d’autres détruisent d’abord, en prétendant que « l’on saura tout réparer et mieux encore ».

Les phrases sont courtes, jouant sur les déplacements sémantiques et temporels, elles cisèlent les mouvements de la terre et des êtres qui la peuplent, la protègent, la détruisent.

En nous faisant traverser des millénaires, croiser les successifs états de la pensée et de la perception, Jérémie Brugidou nous incite à inventer de nouveaux chemins de réflexion pour appréhender différemment notre univers.

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* Les Editions de l’Ogre ont été fondées à Paris en 2015, leur déclaration d’intention est la suivante : « Nous cherchons des fictions fécondes, émancipatrices et porteuses d’effets politiques et esthétiques».

Leur catalogue est bien représentatif de cette intention ; en janvier 2015, avec la sortie de « Tombant » de Fabien Clouette, ils auront publié 44 livres. Le format carré des livres et les couvertures dessinées avec talent et originalité par Arthur Pumarelli en font, en outre, de beaux objets.

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