Voyage au pays des ténèbres, une sorte de quatrième dimension où ne pénètrerait que le « vivant qui n’a pas eu sa chance »

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Par | Penseur libre |
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Triste Tigre, le dernier livre de Neige Sinno paru chez P.O.L.

Neige Sinno a fini par écrire le livre qu’elle ne voulait pas écrire. Malgré les prix Femina et le Goncourt des lycéens qui célèbrent sa sortie, elle qualifie son livre de « mémoire » et précise que la littérature ne peut pas l’aider même si elle cite Vladimir Nabokov, Virginie Despentes, Christine Angot, Toni Morrison, Camille Kouchner, etc.

Neige a été violée par son beau-père de ses 7 ans à ses 14 ans. Elle finira par porter plainte 10 ans après avec sa mère. Ce livre n’est pas un énième livre sur l’inceste et les violences intrafamiliales. C’est le témoignage d’une femme « damaged for life ». Le viol reste présent en elle. Et elle nous le raconte tout au long de son parcours, dans ses tripes, dans sa tête, dans les témoignages des autres, dans les rumeurs, dans les questions des « gens ». Elle nous invite dans une introspection fouillée tant elle est blessée. Elle voudrait comprendre l’incompréhensible.

Elle nous embarque dans le dédale de sa pensée. Elle nous emmène rencontrer dans le désordre de son être les fragments de souvenirs du passé, de questions d’avenir et de solitude du présent. Un puzzle impossible à reconstruire parce que si nous avons une vie pour devenir ce que nous sommes vraiment, qu’aurait-elle pu être sans ces viols répétés dans le silence contraint de l’enfance ?

Elle est ce que son violeur a fait d’elle et elle ne peut pas le changer. Elle rappelle Sartre qui disait que le plus important n’est pas ce qu’ils ont fait de nous mais ce que nous faisons de ce qu’ils ont fait de nous. Elle a peut-être changé son violeur qui s’est remarié et a quatre enfants avec sa nouvelle femme, qui sait ? Les a-t-il violés ? Elle ne sait pas. Elle sait que sa demi-sœur, la fille de son violeur a été privée de son père pendant son adolescence puisqu’il était en prison et reste convaincue qu’il ne l’aurait jamais violée, elle. La victime est renvoyée à la solitude et la culpabilité. Elle n’a pas pu changer.

« Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait. Le bon et le mauvais. Le génial et le terrible. » En deux trois pages elle fait le catalogue de ce que ce trauma a inscrit dans la mémoire de son corps et dans la sienne. Elle raconte comment elle a fini à en parler à sa fille. Comment elle se méfie des hommes en rues, espionnant le geste déplacé possible. Elle raconte la solitude. Elle condamne les curieux qui limitent le viol à une pulsion sexuelle. Il n’y a pas de sexe. Pas de place pour le plaisir. Il y a une volonté de domination absolue sur un enfant. Elle a résisté en se dissociant : je ne suis pas moi, je suis un objet. Elle garde cette capacité de dissociation et cette faculté d’oublier. Elle ne sait plus apprendre par cœur.

« Moi, je trouve fabuleux qu’il existe des zones grises, dans la vie, en général. Ce sont des frontières floues, qui permettent les excès et les abus mais qui sont aussi le terrain de la responsabilité, du choix, du libre arbitre. Elles font le territoire de la littérature, de la philosophie, de la science même » ; écrit-elle avant de rajouter que « l’enfant, lui, vit en noir et blanc. » Aujourd’hui, elle a sa famille, son mari, son métier, son enfant. Elle fait ses courses comme tout le monde. « Devenir comme tout le monde alors qu’on a vécu l’impensable n’est pas un dénouement très sexy. Ça peut même paraître comme un échec, comme se tenir au rôle de mort-vivant qu’on nous a donné et s’y cantonner sans se révolter. »

Et elle se demande « Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ? » Même les prix littéraires ne lui apporteront pas cette douceur. Parce que ce n’est ni son livre ni son imagination qu’on prime mais elle, en tant que sujet devenue objet dominé et abusé. On ne récompense pas ce qu’elle a fait mais ce qu’on lui a fait.

Ses phrases, ses détours, ses citations sont fulgurants comme les gestes brusques que tente une personne blessée pour résister à la brutalité de sa douleur. Mais le sujet qu’elle pense va au-delà de cette souffrance. S’y ajoute la volonté de comprendre ce qui a pu animer son bourreau à l’égard duquel elle n’exprime pas de haine, juste des questions sans réponses.

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Son histoire l’a emmenée au bord du pays des ténèbres. Une sorte de quatrième dimension où ne pénètrerait que le « vivant qui n’a pas eu sa chance », un monde où victime et bourreau se croisent. Le monde du mal qui n’est jamais très loin.

Patrick

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