Et si le progrès était une erreur?

Humeurs d'un alterpubliciste

Par | Penseur libre |
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Florence Aubenas interrogée sur France Inter à propos de son reportage sur les gilets jaunes paru dans Le Monde du 15 décembre 2018

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Dans le Monde du 15 décembre 2018, Florence Aubenas racontait la France des ronds-points. Elle y a passé six jours avec des gilets jaunes et rapporte ce petit florilège de ce qu’affichent leurs gilets : « Stop au racket des citoyens par les politiques » ; « Rital » ; « Macron, tu te fous de ton peuple » ; « Non au radar, aux 80 km/h, au contrôle technique, aux taxes, c’est trop » ; « 18 ans et sexy » ; « Le ras-le-bol, c’est maintenant » ; « Marre d’avoir froid » ; « Fatigué de survivre » ; « Staff du rond-point » ; « Frexit » ; « Le peuple en a assez, Macron au buché ». Elle rapporte qu’au QG, sur un autre rond-point, « se brassent les nouvelles, vraies ou fausses. Bruxelles ne veut plus d’agriculteurs en France, vous êtes au courant ? Les banques vont faire faillite, l’argent sera bloqué, retirez tout ce que vous avez. Quelqu’un a vu l’adjudant de gendarmerie, celui qui est beau gosse ? Le seul sujet dont personne ne parle, c’est le moratoire pour la taxe sur les carburants, que vient juste d’annoncer le gouvernement. »

Bien avant elle, un autre rapportait ceci : « …chacun proposait son plan ; celui-ci le produisait dans les journaux ; celui-là dans les placards, qui couvrirent bientôt les murs ; cet autre en plein vent par la parole. L'un prétendait réduire l'inégalité des fortunes, l'autre l'inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l'homme et de la femme ; on indiquait des spécifiques contre la pauvreté et des remèdes à ce mal de travail, qui tourmente l'humanité depuis qu'elle existe. Ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent contraires, quelquefois ennemies… ».Cet autre, s’appelle Alexis de Tocqueville[1], c’était en février 1848.

170 années pour arriver à un même constat de ras-le-bol dû à un manque total de considération. Et pourtant, en 170 ans, le monde a changé. Ne serait-ce que le nombre de ronds-points. Le changement le plus fondamental, sérieusement,  c’est que notre communication, notre culture, notre éducation, notre consommation et notre production se sont vues accoler la qualification « de masse ». Nous sommes devenus une masse d'individus de plus en plus nombreux qui, face à un avenir incertain et de plus en plus sombre, va, de crise en crise, à la recherche de satisfactions immédiates en développant une sorte d’allergie à la patience, à l’engagement et peut-être même à l’effort.

Parmi nous sont apparus, en masse, les sportifs passifs et les spectateurs de programmes de « télé-réalités » qui sont invités à éliminer des candidats en votant en ligne. Les larmes et les témoignages qui suivent ces émissions, les interviews accordées aux perdants donnent à tout cela un côté très réel et très sentimental. Voilà bien tout le paradoxe du monde dans lequel nous vivons : face aux programmes des médias de masse, nous acquérons une grande puissance sur quelque chose qui ressemble de plus en plus au vide. Les gilets jaunes ont d’autres aspirations. Florence Aubenas les rapporte. Ils veulent sortir de ce vide et de cette solitude entre la télécommande et le smartphone. Ils expriment leurs colères face aux élites, oralement, comme au bon vieux temps.

Les médias de masse nous ont installés dans la société du spectacle. Même les émissions d’informations où débattent nos politiques sont devenues des émissions spectacles parce que sans spectacle, il n’y a plus d’audience. Mais le spectacle ne fait plus rire. Le public a envie de leur distribuer des claques. Toute cette industrie de masse a créé un sol nourricier pour un vieux mythe, celui du « moi autosuffisant » qui joue un rôle central dans notre imaginaire social, cet ensemble d’images idéales qui façonnent nos comportements, consciemment ou non. La performance et l’envie en sont les stars. Réussir revient ainsi à susciter l’envie bien plus que l’approbation. Quand l’envie de faire mieux que l’autre devient un signe de statut, il ne faut plus s’étonner que le vivre ensemble soit de plus en plus difficile à organiser. Mais le spectacle des politiques n'est pas brillant. Ils s'échinent tous encore à vouloir faire mieux que l'autre sans se rendre compte que le public ne les suit plus. Ils ne suscitent plus l'admiration et encore moins l'envie si ce n'est celle de les dézinguer. Le public des gilets jaunes s'est même mis à les haïr. Et la haine n'est pas la meilleure conseillère pour structurer la pensée. Dans la Grèce antique, des stratégies, comme l’ostracisme, étaient mises en place pour combattre cette nuisance pour la cité qu’était l’envie. Aujourd’hui, on s’attaque aux migrants. Et puis on passera aux autres étages du bas de la pyramide sociale. Ceux que la haine anime. Quel gâchis!

Médias de masse, production de masse, consommation de masse ont veillé à ce que, petit à petit, la qualité des échanges s'érode. Aujourd'hui, la crise est là. Elle attaque le monde sur tous les fronts, crise écologique, crise économique, crise financière, crise de l'emploi, crise du capitalisme, crise de la démocratie, crise de confiance, crise de foi... rien ne va plus. Les jeux sont-ils faits pour autant ? Non, sur chacune de ces crises, sur chacun de ces fronts les experts se disputent. Comment savoir qui a raison ?  Je ne sais pas, ce qui me semble sûr c'est que depuis le début du printemps arabe, en Tunisie, en 2010, une onde de choc semble parcourir le monde de Tunis à Wall Street en passant aujourd’hui par les ronds-points de France et de Belgique et les rues de Budapest. L'analyse classique se contente d'y voir des émeutes qui ont été ou seront étouffées. Et si c'était plus ? Et si c'était l'éveil d'une masse de gens qui ne veulent plus subir mais veulent, justement, échanger et progresser au lieu de se battre pour gagner au détriment de l'autre ? Des gens qui aspirent à vivre et non à vaincre ? Des gens qui veulent comprendre ? Des gens qui ne croient plus au vote parce qu'ils ont l'impression qu'on le prend pour un chèque en blanc.  Des gens qui, justement, se demandent si Albert Camus n’avait pas raison en précisant que le progrès était peut-être une erreur et que le bien public est fait du bonheur de chacun. Des gens qui questionnent la hiérarchie, cet ordre de ce qui est sacré.  Parce que pour eux, ce qui est sacré, ce ne sont plus ceux qui exercent le pouvoir depuis son sommet, ce qui est sacré, c'est leur dignité. 

Allez, passez de dignes fêtes !


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[1]A. de Tocqueville, Souvenirs, texte établi par Luc Monnier, Folio Gallimard, 1964, pp.128-129

 

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